Concernant le socle commun lui-même, franchement, l’idée principale reste la même : « Maîtriser le socle commun c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes, à l’École puis dans sa vie ; c’est posséder un outil indispensable pour continuer à se former tout au long de la vie afin de prendre part aux évolutions de la société ; c’est être en mesure de comprendre les grands défis de l’humanité, la diversité des cultures et l’universalité des droits de l’Homme, la nécessité du développement et les exigences de la protection de la planète. » (Décret du 11 juillet 2006). Mais si elle reste la même, pourquoi changer ? Regardons de plus près.
« Maîtriser le socle commun c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes, à l’École puis dans sa vie. »
L’école aurait-elle failli dans le domaine de la maîtrise ? Maîtriser, c’est pouvoir user à son gré d’un savoir, d’une technique, d’une force[1]. Quelle pédagogie fait la part belle aux situations complexes pour que se dévoilent les talents de tout un chacun ? Quel enseignant laisse de côté sa stratégie pour accompagner celle de son élève ? Quel professeur fait des ponts continuels entre ce qu’il enseigne et ce que l’élève pourra en faire dans la vie, bref quel enseignant transmet ce qu’il a appris de la vie ? « On ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’idée de l’humanité et à sa destination totale. » Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation.
Du décret, on peut lire ensuite : « c’est posséder un outil indispensable pour continuer à se former tout au long de la vie afin de prendre part aux évolutions de la société ». Si on dit « continuer à se former », cela sous-entend que l’on a commencé ! N’y a -t-il pas confusion entre le formatage, celui qui efface toutes les informations contenues, et la formation, celle qui se veut être un processus faisant apparaitre quelque chose qui n’existait pas auparavant, et qui plus est, dans le texte du décret, « afin de prendre part aux évolutions de la société ». N’est-ce pas de l’esprit critique dont on parle ? S’abriter derrière le fameux mot de neutralité, c’est faire la part belle à la neutralisation !
Quant à la dernière partie du même décret, « c’est être en mesure de comprendre les grands défis de l’humanité, la diversité des cultures et l’universalité des droits de l’Homme, la nécessité du développement et les exigences de la protection de la planète. », elle est bien mise à mal par l’individualisme ambiant. Faut-il que la culture de l’école ne soit pas celle qui est en dehors d’elle pour que le législateur rajoute le terme au titre alors qu’il était présent dans l’idéologie du socle commun de 2006 ? « J’appelle culture, la provision disponible du savoir où les participants de la communication puisent leurs interprétations lorsqu’ils s’entendent sur quelque chose appartenant à un monde. » Jurgen Habermas. Facile de déplorer le manque de culture des jeunes (et moins jeunes) lorsque les professeurs n’en éveillent pas leurs élèves. N’en possèdent-ils pas ou ne veulent-ils pas la partager ? Ah, Desproges, combien tu as raison en comparant la culture au parachute et « quand on n’en a pas, on s’écrase ». Pourtant, la culture structure le psychique dans trois ordres fondamentaux : l’ordre de la différence (dans les rapports décisifs entre les générations et entre les sexes), l’ordre de la langue (dans l’accès à la signification de la parole singulière qui s’échange avec une autre parole singulière), l’ordre de la nomination (dans la désignation de la place du sujet dans la généalogie, dans sa position sexuée, dans son affiliation sociale et culturelle). La culture donne accès à des repères identificatoires et des systèmes de représentation. Cette dernière phrase devrait interpeler toute personne qui déplore le manque de repère des jeunes. Que cherche-t-on lorsqu’on est parachuté dans un endroit inconnu ? « Où suis-je ?» Alors, oui, le terme rajouté « Socle commun de connaissances et de compétences » est plus que bienvenu.
Comment envisager le passage à cinq domaines de formation ?
Le mot domaine renvoie au champ d’activité d’une personne ! Image agricole prononcée : un champ à préparer, à labourer, des semences à faire, une attention constante à avoir, une protection vis à vis des prédateurs en tous genres, une récolte enfin et le résultat qui échappe à l’agriculteur… ! Si nous reprenons l’article du BO n°17 du 23 avril 2015 quelques réflexions me viennent et n’engagent que moi !
Article 1 – Les articles D. 122-1 à D. 122-3 du code de l’éducation sont remplacés par les dispositions suivantes : « Art. D. 122‑1. ‑ Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture prévu à l’article L. 122-1-1 est composé de cinq domaines de formation qui définissent les grands enjeux de formation durant la scolarité obligatoire : […] » Qu’est-ce donc qu’un enjeu de formation ? Un enjeu, c’est ce que l’on risque dans un jeu, c’est que l’on peut perdre mais aussi ce que l’on peut gagner. C’est le processus dont je parlais plus haut qui fera que mes choix de vies seront gagnants et même lorsque je trébucherai, je me relèverai. N’en déplaise, je suis convaincu que la bonne formation est celle qui permet à l’individu de rechercher à l’intérieur de lui-même ses ressources. Ce doit être le premier réflexe et non pas celui de chercher aussitôt une béquille dans son voisin ; ce sera bien suffisant après, lorsque l’on s’apercevra de ses manques. Toute pédagogie alliant 1/3 collectif (qu’il ne faut jamais perdre), 1/3 de groupe (la taille dépendra du sujet) et 1/3 individuel (où chacun est confronté à lui-même) est l’essence de la formation.
- « 1° les langages pour penser et communiquer : ce domaine vise l’apprentissage de la langue française, des langues étrangères et, le cas échéant, régionales, des langages scientifiques, des langages informatiques et des médias ainsi que des langages des arts et du corps ; […] » « Tout est langage », écrivit Dolto ! Le langage, c’est l’expression des sentiments ou des pensées au moyen de la parole (voix articulée exprimant la pensée de l’homme) dans une langue (ensemble de signes linguistiques et de règles de combinaison de ces signes en usage dans une communauté donnée). Extrapolons. Quel que soit le langage dont on parle, il est donc structuré, arbitraire, symbolique, générateur de sens et donc conventionnel. Il a donc besoin d’apprentissage, à la fois pour être émis, à la fois pour être compris. S’il y a pluralité de langages, il n’existe pas plusieurs formes pour les aborder : il faut vouloir entrer dans ce monde pour en faire partie. Ce qui fait une transition facile avec le point suivant :
- 2° les méthodes et outils pour apprendre : ce domaine vise un enseignement explicite des moyens d’accès à l’information et à la documentation, des outils numériques, de la conduite de projets individuels et collectifs ainsi que de l’organisation des apprentissages ; […] » Le terme « explicite » me semble clair. C’est un enseignement qui ne supporte aucune ambiguïté. C’est l’un des éléments qui apprend à l’élève la différence entre la rigueur et la rigidité ! La connaissance de l’élève par son professeur (tant prônée par les différents pédagogues qui ont sillonné l’histoire) est fondamentale car cette connaissance va permettre à chaque professeur de s’adapter à son élève. L’utilité du dialogue pédagogique, si cher à La Garanderie, prend ici tout son sens.
- « 3° la formation de la personne et du citoyen : ce domaine vise un apprentissage de la vie en société, de l’action collective et de la citoyenneté, par une formation morale et civique respectueuse des choix personnels et des responsabilités individuelles ; […] » Encore une fois, toute pédagogie mettant en œuvre le tutorat, l’entraide ou l’aide entre pair, l’apprentissage coopératif ou collaboratif – selon l’âge -, doit prendre toute sa place ! Mais il faut aller plus loin encore et promouvoir une pédagogie interactive entre le maître et le ou les élève(s). L’art de la « disputatio » entre élève d’une même classe, entre le maitre et ses élèves n’est pas à négliger pour que se forge la réfutation respectueuse. On apprend beaucoup en confrontant ce que l’on croit savoir avec quelqu’un.
- « 4° les systèmes naturels et les systèmes techniques : ce domaine est centré sur l’approche scientifique et technique de la Terre et de l’Univers ; il vise à développer la curiosité, le sens de l’observation, la capacité à résoudre des problèmes ; […] » Je vois bien l’articulation du professeur de sciences et technologie avec l’historien pour parler des évolutions de pensées, avec le professeur de géographie pour observer le monde, avec le professeur de mathématiques pour voir combien celles-ci servent les évolutions techniques qui ont fait l’histoire, qui ont bouleversé les espaces… Amener les élèves à découvrir les causes aux effets observés les entrainera-t-il vers une jubilation intellectuelle voire créatrice possible ? Voilà bien le lieu où l’on peut combattre la doxa, relire Parménide ou Husserl…
- « 5° les représentations du monde et l’activité humaine : ce domaine est consacré à la compréhension des sociétés dans le temps et dans l’espace, à l’interprétation de leurs productions culturelles et à la connaissance du monde social contemporain. » Oser porter un regard critique sur notre monde, sur le comportement des humains entre eux, c’est déjà chercher à comprendre. Critiquer le monde et le comportement des humains, c’est les condamner…Ce n’est pas perdre du temps que de parler de l’actualité. C’est à la fois la mettre au regard de l’Histoire et de sa propre histoire. L’enseignant qui ose s’aventurer sur ce terrain avec ses élèves cherche la confrontation culturelle dans ce qu’elle a de complémentaire. De qui, de quoi ai-je besoin pour comprendre ce qui était ici et ailleurs, ce qui est ici et ailleurs ? De qui, de quoi ai-je besoin pour décrypter cet art qui pour le moment me parait étrange ? Et si je rajoutais un r à étrange ?
« Chacun de ces domaines requiert la contribution transversale et conjointe de toutes les disciplines et démarches éducatives. […] »
Car, bien sûr, toutes les disciplines se servent entre elles.
Une nouvelle lubie ministérielle ou une autre façon de penser l’école ?
Ni l’un ni l’autre, c’est plutôt un changement de posture demandé à l’enseignant. La classe n’est pas la finalité de l’école, c’est une modalité de l’école. Loin de moi toutes illusions qui déformez la réalité, loin de moi toutes utopies qui travestissez le réel ; je vous préfère l’espérance qui m’ancre dans un futur possible avec ce qui est, et pas avec ce qui pourrait être. Le professeur ne peut plus se contenter de transmettre un savoir mais il doit aider à faire des liens, aider à apprendre, inventorier et mettre à disposition les ressources nécessaires, donner les moyens qui permettent de savoir comment s’y prendre, aider à comprendre les connaissances que l’on mobilise dans son projet, à les formaliser, à les mémoriser et surtout à les transférer dans d’autres contextes et d’autres projets. Le professeur doit dépasser sa discipline. Bien pauvres sont ceux qui s’en contenteront et peu crédibles seront-ils auprès de leurs élèves, qui, j’espère, les chahuteront pour qu’ils sortent ce qu’ils ont dans les tripes. Et s’ils n’ont rien que l’horizon borné de leur discipline, sans culture, sans lien, sans transfert, ils en gagneront que leur (maigre) salaire mais pas la reconnaissance de leurs élèves. Ils devraient relire Ricoeur ou Honneth sur la reconnaissance… Si ceux-là pouvaient comprendre que les connaissances ne sont pas des choses qui s’apprennent de façon statique, s’empilent et s’accumulent mais qu’elles sont des outils intellectuels qui fonctionnent dans des situations réelles. Elles ne viennent pas remplir le vide de l’ignorance, ni se substituer aux erreurs mais elles transforment progressivement des idées et des représentations préexistantes. Elles ne sont pas une fin en soi mais quelque chose qui donne un pouvoir nouveau et en premier lieu sur soi-même.
Enseigner, c’est tenter de trouver un juste équilibre entre la reconduction et l’innovation
Pour conclure ce credo, je dirai que dans cette nouvelle donne que souhaite ce nouveau socle commun des connaissances et de culture, l’enseignant est plus que jamais celui qui questionne, qui confronte à la réalité, à l’autre, qui met en réseau, qui permet d’enrichir son expérience, qui permet l’élaboration d’un savoir qui peut être à l’encontre de ce que pensait l’élève. Il est celui qui diversifie l’acte d‘apprendre, apprendre en exécutant, même si c’est peu transférable, apprendre en observant, en imitant, en répétant, en tâtonnant par essai/erreur même si c’est coûteux en temps, apprendre en s’imprégnant, même si cela oblige un apprentissage complémentaire, apprendre en « voir-faire » et « ouï-dire », même si cela ne permet pas de combler les lacunes de saisie, apprendre en interrogeant en discutant, en symbolisant même si cela oblige un minimum d’autonomie de la part de l’apprenant, apprendre en cherchant même si cela nécessite un savoir-faire intellectuel porté par un solide langage théorique. N’est-ce pas s’adresser à chacun que d’utiliser toutes ces facettes pour apprendre ?
Enseigner, c’est tenter de trouver un juste équilibre entre la reconduction (il n’y a pas de pédagogie sans un héritage à transmettre) et l’innovation (il en va du changement du jeu social). En cela, enseigner s’articule autour d’un projet culturel qui assurera le lien entre les générations, d’un projet politique qui permettrait de construire un espace public dévolu à la recherche de vérité et un projet philosophique qui rendra chacun capable de penser par soi-même. Enseigner, c’est s’inscrire et inscrire celui à qui on transmet dans une idée de passage. On lègue ce que l’on possède à un autre sans savoir vraiment ce qu’il pourra en faire ! L’enseignant ne peut se contenter de transmettre. Son autorité n’est plus là. Sa légitimité passe par le fait qu’il doit laisser de la place à l’autre pour que cet autre apprenne : ainsi doit-il accepter de perdre sa toute puissance. « Ce n’est pas en étant enseigné et parce qu’on est enseigné qu’on apprend » (Roger Cousinet, 1959)
Etre un professionnel de l’enseignement, c’est mettre l’autre sur l’axe du temps pour qu’il sente son appartenance dans le phylum de l’Histoire de l’humanité et qu’il se sente porteur d’avenir. C’est permettre la construction de nouvelles représentations, de nouvelles visions, de nouvelles perspectives, de nouvelles interprétations des connaissances passées. C’est montrer sans chercher à faire adhérer. C’est proposer, c’est interpeller, bref, c’est permettre de faire exister des objets de connaissance. C’est surtout ne pas tomber dans le piège de la nostalgie, le piège des recettes magiques, le piège de l’indifférence, le piège de la désespérance. Une école qui désespère d’elle-même, désespère des jeunes qui finissent par désespérer d’eux-mêmes.
Alain Guerrier, Docteur en Sciences de l’éducation, ISFEC Aquitaine